Anna Rivier - 16 Février 2023
Mathilde Cano - 7 août 2025
L'art de détourner traverse les siècles et révèle notre rapport intime aux œuvres iconiques. Depuis l'invention de l'imprimerie, les créateurs s'approprient, transforment et réinventent les images, c’est ce que l’on appelle aujourd’hui l’art du mème. « La Cène » de Léonard de Vinci, peinte entre 1495 et 1498, incarne parfaitement cette dynamique : cette fresque religieuse du réfectoire milanais est détournée dans la publicité, le cinéma, la bande dessinée, les réseaux sociaux…
Comment une œuvre d'art devient-elle un mème culturel ? Quels codes visuels permettent à « La Cène » de rester reconnaissable malgré ses mille et une transformations ? Et que révèle cette obsession du détournement sur notre époque ? L'article de cette semaine propose d'explorer l'art de détourner, la mémologie et ses mécanismes, à travers l'exemple emblématique de « La Cène ».
Bien avant l'invention du terme « mème », l'idée que les concepts culturels se propagent par imitation existait déjà. En 1895, Gabriel Tarde avait théorisé le concept de « contagions mentales » dans « Les Lois de l'imitation ». Pour lui, la société fonctionnait comme une cascade d'imitations : on se copie les uns les autres, et c'est comme ça que les idées se répandent. Il avait même anticipé que les nouveaux moyens de communication rendraient ce phénomène encore plus puissant.
Véritable mème politique avant l’heure, la caricature du roi Louis-Philippe en poire par Philipon en 1831 se propageant viralement sur les murs, les pièces de monnaie et dans la presse de toute la France.
Caricature « Les poires de Phillipon », 1831
Par la suite, le biologiste Richard Dawkins formalise en 1976 le concept de « mème » dans son ouvrage « Le Gène égoïste ». Il cherchait à comprendre comment les idées se propagent et inventa alors ce terme en s'inspirant du grec « mimesis » qui signifie
« imitation ». Son idée est simple : les concepts culturels se comportent comme des gènes en suivant les lois de l’évolution. Pour survivre, ils doivent être faciles à mémoriser, à reproduire et à transmettre.
Schéma simplifié d’une modification génétique
Avec l'arrivée d'Internet, le concept prend une nouvelle dimension. En 1993, Mike Godwin reprend l'idée de Dawkins pour décrire ces nouvelles images virales qui commencent à circuler sur les forums. C'est là que naissent les premiers vrais mèmes numériques : des photos détournées, des GIFs animés... Le phénomène explose dans les années 2000 avec les réseaux sociaux.
Aujourd'hui, Albin Wagener va plus loin avec sa « théorie postdigitale ». Pour lui, on n'est plus dans l'époque où on séparait le virtuel du réel. Les mèmes d'aujourd'hui agissent directement sur notre monde : ils influencent les élections, créent des mouvements sociaux, transforment notre façon de communiquer.
Mème politique sur l’écologie
« La Cène » de Vinci en est l'exemple parfait : cette fresque du XVe siècle est devenue un langage universel que tout le monde comprend, du publicitaire au militant politique. Ce qui était au départ une œuvre religieuse est maintenant un « référème », c'est-à-dire un modèle visuel qu'on peut adapter à l'infini.
La composition de l’oeuvre
Mais qu'est-ce qui rend « La Cène » si irrésistible à détourner ? D'abord, sa composition géométrique parfaite. Léonard de Vinci a construit sa fresque selon le nombre d'or, cette proportion mathématique qu'on retrouve partout dans la nature.
Résultat : notre œil est inconsciemment attiré par cette harmonie. Comme l'expliquent les analystes, cette structure satisfait notre appétence cognitive pour l'ordre et la beauté.
Ensuite, il y a la simplicité du schéma narratif : de nombreux personnages attablés de façon linéaire, et c’est tout. Cette évidence visuelle permet à n'importe qui de reproduire la composition sans se tromper. Peu importe que les apôtres soient remplacés par des super-héros, des politiciens ou des personnages de dessins animés : tant qu'ils sont du même côté de la table avec une figure centrale, on reconnaît l'œuvre.
En effet, le vrai génie de l'œuvre, c'est sa charge dramatique universelle. Vinci a saisi le moment exact où Jésus annonce que l’un de ses apôtres le trahira. Cette tension entre communion et trahison parle à tout le monde, à toutes les époques. C'est pourquoi les séries télé utilisent cette composition avant les grandes révélations ou pour témoigner de la fin qui approche en référence au dernier repas.
Enfin, « La Cène » fonctionne comme un système de hiérarchisation parfait. Le personnage central (Jésus) domine naturellement, les figures importantes sont au centre de la table, les seconds rôles sur les côtés. Pour un publicitaire qui veut mettre en valeur son produit ou un réalisateur qui veut présenter ses personnages, c'est l'outil idéal.
En somme, cette œuvre cristallise des thèmes universaux de l’Humanité comme le partage, la communion mais également la peur universelle de la trahison ou encore le sacrifice.
Le détournement de « La Cène » suit des règles précises que les créateurs appliquent intuitivement.
Le premier niveau de transformation est la substitution simple. On remplace juste les personnages tout en gardant leurs positions. Des personnages prennent la place des apôtres, mais la composition reste identique. C'est le détournement le plus courant et le moins risqué.
Le deuxième niveau est la transgression contextuelle. Là, on change carrément d'époque ou d'univers. Les apôtres deviennent des personnages de Star Wars, des Simpsons ou des Sopranos. L'effet est plus spectaculaire car le contraste entre l'original religieux et le nouveau contexte crée de l'humour ou du sens supplémentaire.
Le troisième niveau s’appelle la subversion idéologique. C'est le plus audacieux car on détourne le message même de l'œuvre. Dans « Inherent Vice » de Paul Thomas Anderson, par exemple, la composition sacrée est détournée pour évoquer un univers de drogues et de corruption, inversant totalement l'idéal spirituel original. Le personnage central qui prend une part de pizza incarne la cupidité de la société capitaliste américaine.
La force de « La Cène », c'est sa capacité à s'adapter à tous les médias sans perdre son essence.
Dans la publicité, elle sert notamment d'accélérateur de reconnaissance : pas besoin d'expliquer la composition, le consommateur la comprend instantanément. Cette familiarité permet aux marques de créer un lien émotionnel immédiat en associant leur produit à l'héritage culturel prestigieux de la Renaissance.
« La Cène » dans une publicité Volkswagen
Au cinéma et dans les séries, « La Cène » peut devenir un code narratif puissant. Elle annonce alors un moment de bascule dans l'histoire : trahison, révélation, fin d'une époque. Les réalisateurs l'utilisent comme signal visuel pour préparer psychologiquement le spectateur à un tournant dramatique, exactement comme dans l'œuvre originale où Jésus annonce sa trahison.
Dans l'art contemporain, elle sert par exemple de miroir critique de notre époque. Les artistes comme Andy Warhol, David LaChapelle ou Vik Muniz l'utilisent pour questionner notre rapport à l'image et à la consommation culturelle en s’interrogeant sur cette saturation iconique. L'art contemporain transforme ainsi « La Cène » en outil de réflexion sur notre société de l'image.
David LaChapelle, « Jesus is my Homboy, Last Supper », 2003
La bande dessinée exploite souvent sa fonction de hiérarchisation des personnages. La composition permet de présenter une galerie de héros en établissant clairement leurs rapports de force : qui est le leader (au centre), qui sont les alliés fidèles (près du centre), qui risque de trahir (position de Judas). C'est un outil de caractérisation visuel très efficace.
Sur internet et les réseaux sociaux, « La Cène » sert plutôt à créer de la viralité. Sa structure connue permet de créer du contenu immédiatement partageable : l'internaute reconnaît, sourit, partage. Elle fonctionne comme un langage commun qui transcende les barrières culturelles et générationnelles.
Mème humoristique sur « La Cène »
Détourner une œuvre d'art, c'est lui offrir une seconde vie en la réinterprétant à travers le prisme de notre époque. Que ce soit « La Cène », ou d’autres œuvres d’art, ces chefs-d'œuvre deviennent des matrices visuelles et non de simples copies. Voilà quelques revisites de tableaux emblématiques que vous pourrez retrouver sur notre galerie en ligne :
Artedelph revisite « La Joconde » en y ajoutant la texture dorée de Klimt, créant une
« Joconde Klimt » qui interroge le monde de l'Art et sa valeur face aux crises actuelles.
« Joconde Klimt » de Artedelph
Haleixendre, dans son œuvre « For the Fame », transforme le sourire énigmatique de Mona Lisa en réflexion sur notre « société du spectacle », citant Guy Debord : « Ce qui est sacré pour lui, ce n'est que l'illusion, mais ce qui est profane, c'est la vérité ».
« For the Fame » de Haleixendre
HBomba, avec sa série « I Want to break free Mr President », utilise la sérigraphie pour créer un détournement politique qui mêle culture pop et critique sociale.
Série « I Want to break free Mr President » de HBomba
Pascal Maupas réinterprète « La Liberté guidant le peuple » de Delacroix dans un remix contemporain qui actualise le symbole révolutionnaire.
La liberté, de Delacroix - Remix de Pascal Maupas
Le succès du détournement soulève aujourd'hui des questions délicates. D'abord, celle des limites de la liberté d'expression : remplacer le Christ peut choquer les publics religieux et révèle les tensions autour de notre patrimoine culturel.
Ensuite, l'industrialisation du phénomène transforme radicalement la donne. Avec les outils numériques, créer une parodie de
« La Cène » ne demande plus que quelques clics. L'art du détournement devient une commodité culturelle accessible à tous.
Cette démocratisation massive pose une question cruciale : peut-on trop détourner une œuvre ? À force de voir « La Cène » partout, des mèmes politiques aux publicités pour hamburgers, ne risque-t-elle pas de perdre sa force symbolique originelle ? Cette saturation sémiotique inquiète : quand une œuvre sacrée devient un simple template viral, que reste-t-il de son message initial ?
Paradoxalement, cette omniprésence pourrait aussi être le signe de sa vitalité éternelle : cinq siècles après sa création,
« La Cène » continue de faire parler, de faire réagir, de faire sens. Peut-être est-ce là le véritable test d'un chef-d'œuvre : survivre à tous ses détournements.
« La Cène » de Léonard de Vinci nous enseigne une leçon fondamentale sur la nature de l'art : les chefs-d'œuvre véritables ne meurent jamais, ils se transforment. Cette fresque du XVe siècle, devenue le mème le plus viral de l'histoire, illustre parfaitement comment une création artistique peut transcender son époque pour devenir un langage universel. Du réfectoire milanais aux réseaux sociaux, de la publicité à l'art contemporain, elle continue de faire sens et de créer du lien entre les générations.
L'art du détournement révèle notre besoin profond de dialoguer avec le passé pour mieux comprendre le présent. Quand les artistes contemporains s'approprient les classiques, ils ne détruisent pas ces œuvres : ils les actualisent, les questionnent, les font vivre.
Mais au-delà de « La Cène », c'est tout l'art de détourner qui mérite notre attention car tant que l'Humanité aura besoin de créer du sens à partir de son héritage culturel, l'art du détournement continuera de prospérer. Car détourner, c'est finalement réaffirmer la vitalité éternelle de l'art.
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